Un cadavre peut-il être exquis ?

Tanguy Yves (1900-1955), Lamba Jacqueline (1910-1993), Breton André (1896-1966) Cadavre exquis (L), 1938 Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle Photo (C) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat (C) ADAGP, Paris

Tanguy Yves (1900-1955), Lamba Jacqueline (1910-1993) =, Breton André (1896-1966) Cadavre exquis , 7 Février 1938 Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle Photo (C) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-Claude Planchet (C) ADAGP, Paris

Nous sommes en 1925. Marcel Duhamel (futur créateur de la Série noire) habite au 54, rue du Château, dans le 14e arrondissement de Paris, « une bicoque ayant jadis abrité le commerce d’un marchand de peaux de lapins », dira Jacques Prévert. On croise là Yves Tanguy, Raymond Queneau et tous ceux qui vont faire la gloire du mouvement surréaliste. Pour dépasser le réel, on sollicite le rêve, l’inconscient, le hasard, on se livre à des expériences collectives nouvelles. Un beau jour, Duhamel et sa bande imaginent un nouveau jeu : construire une phrase grammaticalement correcte, chaque participant devant choisir un mot dans une catégorie déterminée (nom, verbe, etc.) mais ignorant le mot précis choisi par le précédent. Une fois écrit, le mot est immédiatement caché, et quand tout le monde a joué, la phrase est révélée : « Le cadavre exquis boira le vin nouveau. »

Il reste à baptiser le jeu. Facile : on choisira l’incipit de la phrase fondatrice ! Ainsi, selon le Dictionnaire abrégé du surréalisme, le cadavre exquis est un jeu « qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu’aucune d’elles ne puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes ».

Dans une version plus élaborée, chacun des participants écrit non pas un mot mais une phrase dont il laisse apparaître le ou les derniers mots. Le résultat final peut même prendre la forme d’un livre entier, riche alors de délicieux télescopages ! Comme l’explique Michel Lebrun dans L’Almanach du crime 1980, « aucun des auteurs ne connaît la suite de l’histoire et doit s’ingénier, premièrement : à dénouer la situation délicate par laquelle le prédécesseur a conclu le chapitre précédent ; deuxièmement : à compliquer la situation au maximum pour laisser dans l’embarras celui qui prendra le relais. »

« Une phrase, ou un dessin » : dans les années 1970, l’émission télévisée Tac au tac invitait régulièrement des dessinateurs à se prêter au jeu, chacun laissant apparaître un fragment de son dessin pour inspirer le suivant. Une fois dévoilé, l’ensemble était, comme on l’imagine, toujours inattendu. Depuis lors, différentes manifestations comme le Festival de la bande dessinée d’Angoulême, ont proposé à leurs invités de participer à de vastes cadavres exquis. C’est en reprenant ce principe graphique que nous avons souhaité commander un cadavre exquis musical pour le festival Présences 2021. Pascal Dusapin et douze compositeurs de la programmation de cette édition ont répondu à l’invitation de composer, à l’aveugle, une suite à la partition de l’artiste précédent.
« Ce qui nous a exaltés dans ces productions, c’est la certitude que, vaille que vaille, elles portent la marque de ce qui ne peut être engendré par un seul cerveau et qu’elles sont douées, à un beaucoup plus haut degré, du pouvoir de dérive dont la poésie ne saurait faire trop de cas, écrit André Breton. Avec le cadavre exquis on a disposé – enfin – d’un moyen infaillible de mettre l’esprit critique en vacance et de pleinement libérer l’activité métaphorique de l’esprit. »
Le cadavre exquis, un situationnisme des mots ?